Participation : comment sortir des incantations?
L’exigence de participation des enfants et jeunes en protection de l’enfance irrigue le cadre réglementaire et fait l’objet de nombreuses recommandations. Mais comment faire en sorte que ce droit ne reste un vœu pieux ? Comment passer des bonnes intentions à la transformation des pratiques ? C’est tout l’objet de l’expérimentation Prospairs et de son extension TwinNet, portées par le Creai Bretagne, entre 2020 et 2024. Nous en partageons ici les grandes lignes et principaux enseignements.
Par Sara Calmanti, Laure Anelli et Bastian Besson
Le droit à l’expression et à la participation des mineurs est un droit fondamental, consacré par la Convention Internationale des Droits de l’Enfant[1] et repris dans la législation française. La loi du 14 mars 2016 relative à la protection de l’enfant inscrit ainsi l’obligation d’associer l’enfant aux décisions qui le concernent, un principe réaffirmé par la loi du 7 février 2022, dite « Loi Taquet ». Mais des principes aux pratiques, le gap est parfois grand, ainsi que le constate le Défenseur des droits dans un rapport de 2020[2], et plus récemment dans sa décision cadre de 2025[3]. Mais alors, comment ancrer la participation des enfants et jeunes concernés dans les pratiques en Protection de l’enfant ? C’est pour répondre à cette interrogation que le Creai Bretagne a initié la recherche-action Prospairs fin 2020. Ce projet visait à apporter une réponse concrète en mobilisant l’engagement direct des jeunes pour répondre à l’épineuse question des « sorties sèches » des dispositifs de l’aide sociale à l’enfance[4] lors de leur passage à la majorité, érigée en priorité par le gouvernement dans le cadre de la Stratégie nationale de lutte contre la pauvreté de 2019. Cette recherche-action a nécessité un important travail de recherche de financements, alloués dans le cadre d’un appel à projets de la Stratégie pauvreté de 2020 en région Bretagne, puis dans le cadre d’une candidature au programme européen Erasmus.
Qu’entend-on par « participation » ?
Nous retiendrons ici la définition du Conseil de l’Europe[5], pour qui la participation est « le fait, pour des particuliers et groupes de particuliers, d’avoir le droit, les moyens, la place, la possibilité et, si nécessaire, le soutien d’exprimer librement leurs opinions, d’être entendus et de contribuer aux prises de décision sur les affaires les concernant, leurs opinions étant dûment prises en considération eu égard à leur âge et à leur degré de maturité ». La participation n’est pas une fin en soi mais « un processus dynamique, multidimensionnel et contextuel »[6]. Pour être effective, durable et porteuse de sens, « elle nécessite un engagement continu en termes de temps et de ressources », précise le Conseil de l’Europe. Le Défenseur des droits souligne en outre que pour que la participation des enfants ne soit pas « décorative », « elle doit être préparée, s’accompagner des conditions d’une expression libre, et s’inscrire non pas en parallèle mais dans le circuit décisionnel »[7].
Une « communauté mixte » de jeunes et de professionnels
S’inspirant de la méthode développée par l’association de pair-aidance italienne Agevolando (« Faciliter » en français) – association de bénévoles ayant connu un parcours en protection de l’enfance, visant à soutenir l’autonomie des jeunes à l’approche de la majorité – le projet vise la création d’une communauté réunissant des jeunes accompagnés par l’Aide sociale à l’enfance. Mais à la différence du modèle italien et des associations constituées uniquement de « pairs » (telles que les Adepape/Repairs), le choix est fait par le Creai Bretagne d’y associer des professionnels de la protection de l’enfance. La participation étant un processus interactionnel, sa mise en œuvre réelle au sein des structures suppose en effet l’implication de tous les acteurs au sein d’« arènes » où toutes les parties prenantes puissent faire « valoir leur voix et leurs intérêts »[8].
Les objectifs du projet sont multiples : construire un réseau d’entraide entre jeunes accompagnés par l’Aide sociale à l’enfance à travers les principes de pair-aidance ; mettre en œuvre une démarche de projet réellement participative qui puisse servir de modèle et dont puissent émerger des lignes directrices pour favoriser la participation au sein des services de protection de l’enfance ; développer le pouvoir d’agir de ces jeunes, en valorisant leur savoir expérientiel et en les responsabilisant à chaque étape du projet ; mais aussi et enfin améliorer les pratiques professionnelles d’accompagnement sur l’autonomisation des jeunes à la sortie des dispositifs de protection de l’enfance.
Pour résumer, il s’agit donc de favoriser l’émergence d’une communauté mixte de jeunes et d’éducateurs à l’échelon de la région bretonne d’abord (Prospairs, première phase du projet), avant son essaimage à d’autres territoires (TwinNet, deuxième phase du projet). L’intérêt : croiser les savoirs expérientiels des pairs et des professionnels, dans une double perspective : l’amélioration continue des pratiques d’accompagnement vers l’autonomie d’une part, et l’émancipation des jeunes sortant des dispositifs de protection de l’enfance d’autre part.
Afin d’objectiver ses résultats, le projet Prospairs fait l’objet d’une évaluation commanditée par le Creai Bretagne auprès des étudiants du Master Enjeu de l’Ecole des Hautes Etudes en Santé Publique (EHESP) de Rennes[9]. Le projet TwinNet (phase 2), postérieur à cette démarche, n’est pas concerné par l’évaluation.
Un positionnement doublement stratégique
Le Creai Bretagne a pour mission de contribuer, sur le territoire breton, à l’intégration dans les pratiques professionnelles des principes portés par les politiques publiques, notamment en Protection de l’enfance[10]. Sa position de tiers expert indépendant, bien identifié par les associations œuvrant dans ce champ, était particulièrement stratégique pour la réalisation de ce projet. Sa mise en œuvre a en effet nécessité un important travail de mobilisation – et de conviction – auprès des acteurs bretons de la protection de l’enfance, afin de susciter leur adhésion. Deux associations bretonnes se sont particulièrement engagées dans le projet : l’Association Beauvallon et La Sauvegarde de l’enfance du Finistère (ADSEA 29).
En outre, le Creai Bretagne appartient, avec les autres Creai de France, à un réseau consolidé de centres régionaux organisé en Fédération, l’Ancreai, ce qui a facilité l’extension du projet à d’autres territoires. Les acteurs bretons ont ainsi été rejoints par six autres partenaires : le Cepaj de la Fondation Acolea, le Siaje de Cap Social & Solidaire et l’Adepape69, « enrôlés » par le Creai Auvergne-Rhône Alpes ; l’AGSS de l’Udaf et Alefpa, par l’entremise du Creai Hauts-de-France.
Porteuse et pilote du projet, l’équipe du Creai Bretagne – Sara Calmanti, sa directrice, Bastian Besson, conseiller technique en protection de l’enfance, et Gabriel Correia, jeune participant rapidement recruté et formé par le Creai en tant que pair-animateur – a incarné le rôle de « community organizer », tel que défini par Julien Talpin et Hélène Balazard, en accompagnant, dynamisant et soutenant l’organisation de jeunes qui ne se seraient autrement pas mobilisés spontanément contre les problèmes qu’ils vivent concrètement[11]. Elle a ainsi assuré l’ingénierie et l’animation du projet en partenariat avec l’association italienne Agevolando, en garantissant tant son avancement que le respect des conditions d’une participation librement consentie des mineurs et jeunes majeurs impliqués.
Un processus itératif : une méthodologie construite « à tâtons »
Dans tout projet participatif, il est une équation difficile à résoudre : comment mobiliser autour d’un projet, quand tout l’enjeu est sa co-construction avec les participants ? Si toutes les étapes sont balisées et les actions et objectifs prédéfinis, un tel projet est-il réellement participatif ou n’en porte-t-il que le nom ? Afin de favoriser l’auto-organisation et la libre expression des jeunes, le CREAI Bretagne a choisi d’en définir a minima les contours et d’ajuster le projet et sa méthodologie au fur et à mesure de son déroulement en fonction des effets observés et retours des participants. Principal écueil d’une telle méthode, la perception d’un certain flou par les participants au démarrage du projet, d’une « zone de flottement », n’a pu être totalement évitée, sans toutefois constituer un frein pour les participants, ainsi que le souligne le rapport d’évaluation du projet.
Sur le plan conceptuel, c’est le modèle de Lundy qui a guidé la démarche (voir schéma ci-dessous). L’un des premiers axes de travail, pour le Creai Bretagne, a été la création d’un espace de dialogue sûr et inclusif pour les jeunes engagés (« Lieux »). Le choix a ainsi été fait d’organiser les rencontres sur des temps dédiés hors des structures d’accueil des jeunes, dans des lieux non institutionnels tels que le Stade rennais ou l’Hôtel Pasteur, au sein d’espaces sécures permettant une certaine contenance tout en offrant la possibilité de s’en échapper pour mieux y revenir.
Les deux premières rencontres réunissaient exclusivement des jeunes et étaient animées par des membres du Creai Bretagne et de l’association italienne Agevolando, tiers neutres extérieurs aux institutions qui les accompagnent au quotidien, favorisant un climat de confiance propice à l’expression libre (« Voix »).
Du point de vue éthique, la posture était de ne surtout pas « forcer » les jeunes à raconter leurs histoires dans une visée compassionnelle. Lors de ces séances, la mise en récit, par les jeunes, de leurs histoires singulières leur a permis de prendre la distance nécessaire à leur métabolisation dans un bagage collectif. Cette mise en récit a été rendue possible par un travail de mise en confiance des jeunes tout au long de la démarche.
À ces occasions, les jeunes participants ont également été sensibilisés et accompagnés à la méthodologie de projet, aux principaux concepts de la participation, à l’écoute active et à la prise de parole.
Des rencontres entre professionnels ont été organisées suivant les mêmes principes, afin d’accompagner la démarche menée auprès des jeunes d’un travail réflexif conjoint de la part des éducateurs qui les accompagnent. Ces espaces de dialogue entre professionnels ont permis de mettre à jour les réalités institutionnelles de la participation et d’en mesurer les défis afin de penser des alternatives innovantes.
Cette phase initiale d’échange « entre pairs » revêtait une importance stratégique : elle permettait l’expression des attentes et besoins respectifs des jeunes et des professionnels, mais également de déconstruire les représentations sociales des uns et des autres et de poser les jalons d’un langage commun, préalable indispensable à la construction d’un cadre d’action collectif.
S’en est suivi une phase de convergence des groupes et de mise en commun. À ce stade, tout l’enjeu, pour les animateurs du Creai, était d’« instaurer un dialogue authentique et constructif, axé sur la création de liens qui transcendent les contraintes du système »[12]. Prenant au sérieux le rapport de force inégalitaire entre des groupes aux intérêts potentiellement divergents (les jeunes d’un côté, les professionnels de l’autre), les animateurs se sont positionnés comme tiers neutres garant de la régulation des échanges et de la « symétrie entre toutes les parties prenantes »[13]. Et orientés vers une finalité centrale : « le devenir et le bien être des jeunes, en leur permettant de jouer un rôle actif et valorisé dans ce processus de transformation » (« Influence »). Ces échanges ont ainsi permis aux jeunes et aux professionnels de s’accorder sur des axes de travail concrets pour améliorer l’accès à l’autonomie à la sortie des dispositifs des protection de l’enfance.
Point d’orgue du projet, un voyage en Italie visait à permettre aux jeunes et professionnels d’enrichir leur connaissance du modèle de « pair-ticipation » et de plaidoyer porté par l’association Agevolando et, par la mise en perspective interculturelle, d’approfondir leur réflexion sur les politiques publiques françaises en protection de l’enfant, tout en renforçant leurs liens par le partage d’une expérience collective unique en son genre.
Cette méthodologie – exception faite du voyage – a ensuite été dupliquée dans les régions Hauts-de-France et Auvergne-Rhône-Alpes dans le cadre du projet TwinNet. Pour favoriser l’essaimage et l’interconnaissance nécessaire à la constitution d’un réseau interrégional, les déplacements de professionnels et de jeunes participants de Prospairs ont été organisés, au côté des membres de l’association italienne Agevolando et du CREAI Bretagne.
Une participation orientée vers des actions concrètes
Dans le cadre de Prospairs, jeunes et professionnels se sont donné pour objectif commun la conception d’un programme de formation à destination des travailleurs sociaux, délivré par les jeunes et professionnels eux-mêmes, soutenus par le CREAI Bretagne tant sur le plan de l’ingénierie et de la conception de la formation que sur celui de l’animation. Intitulé « Co-formation : de la prise en charge à la prise en compte, un passage nécessaire pour penser l’autonomie à la sortie des dispositifs ASE », ce programme visait à « renouveler les postures professionnelles » et « renégocier les espaces de pouvoir au sein de la relation éducative »[14], à travers l’exploration de thèmes tels que la relation d’attachement, le stigmate de l’enfant placé, la mobilisation de l’environnement dans l’accompagnement et enfin celui de la pair-aidance. Un premier module, co-animé par un trinôme constitué d’un jeune, d’un professionnel et d’un formateur du CREAI Bretagne, a pu être testé – avec succès – à l’Institut de formation au travail éducatif et social (ITES) de Brest en 2023. Ce projet, qui réclamait un important investissement de la part du CREAI et des jeunes et professionnels impliqués, a cependant dû être abandonné faute de financement. Cet écueil interroge la tension entre les ambitions portées de façon partagée au sein de ce projet et les réalités institutionnelles de chacun en matière de mobilisation sur un temps long.
Quant au projet interrégional TwinNet, celui-ci a donné lieu à un événement public organisé à Rennes, le 21 janvier 2025. Encouragées par un Creai convaincu des vertus démocratiques et inclusives du témoignage et de l’écoute[15], les différentes communautés régionales formées dans le cadre de ce projet ont présenté des saynètes nourries de l’expérience des jeunes concernés autour des thématiques du lien, de la confiance, de l’écoute ou encore du pair comme ressource. En donnant à voir et à entendre certaines réalités vécues et offrant pour chacune, en contrepoint, la mise en situation de pratiques positives, il s’agissait de les porter à la connaissance du public et d’œuvrer à une remise en question collective des pratiques en protection de l’enfance, dans un but positif d’amélioration.
Du côté des jeunes, développement du pouvoir d’agir
Parmi les effets positifs soulignés dans le rapport d’évaluation, on relève d’abord le développement de l’estime de soi chez les jeunes participants au projet – estime de soi qui fait généralement cruellement défaut chez des jeunes qui ont vécu différentes formes d’attachement insécures. « On se sent écouté, important et moteur de ce changement-là », témoigne ainsi l’un des jeunes interrogés à l’occasion de l’événement On cause.
Faire ensemble et co-construire à égalité le processus collectif a en soi une vertu réparatrice : d’une position désavantagée, les jeunes sortant de l’Aide sociale à l’enfance passent à un rôle actif de constructeurs d’un savoir collectif, « porteurs non plus seulement de souffrances mais aussi de transformations et d’améliorations au sein d’une communauté adulte qui écoute, accueille, valorise »[16].
« Je suis un jeune de la protection de l’enfance, mais ce n’est pas une fatalité », conclut l’un des textes lus sur scène ce jour-là, soulignant le dépassement du stigmate opéré à travers cette expérience.
Par ailleurs, de nombreux jeunes ont gagné en aisance relationnelle, en qualité d’expression orale et en capacités d’écoute et argumentatives, constate le rapport d’évaluation de Prospairs – toutes compétences acquises favorisant l’engagement et la participation et mobilisables bien au-delà de ce projet. Le rapport souligne enfin ses vertus émancipatrices, notamment à travers le voyage en Italie, qui a permis à certains de développer certaines compétences psychosociales et leur autonomie.
Du côté des pros, un impact sur les postures et les pratiques
Du côté des professionnels, le rapport d’évaluation du projet Prospairs relève « des impacts significatifs à l’échelle individuelle et interne ». Le projet a encouragé les éducateurs à remettre en question leurs pratiques, réexaminer des évidences et intégrer de nouvelles perspectives. C’est bien de tout cela à la fois dont témoigne Cécile*, participante au projet TwinNet dans la région Hauts-de-France.
« Cette expérience a complétement transformé ma perception de ma pratique éducative. Il y a des choses que l’on apprend en formation d’éducateur, par l’expérience que l’on acquière sur le terrain, dont on est convaincu qu’elles sont de bonnes choses. Notre pratique, on va l’analyser avec des pairs, mais c’est rare qu’on la confronte à des jeunes ou leurs familles. Là, il s’agit d’accepter la perception de celui à qui elle est destinée. Et d’accepter qu’elle soit perfectible. »
L’expérience a eu pour effet d’enrichir la relation éducative, relève encore le rapport d’évaluation, en « ancrant une compréhension plus profonde des besoins des jeunes et en favorisant une approche plus humanisée et empathique ». Celle-ci a également contribué au rééquilibrage de relations structurellement asymétriques, comme en témoigne encore Cécile :
« Léa* a découvert l’écoute active dans ce projet. Elle m’a dit : « Tu te rends compte que tu ne m’écoutes pas en fait ? » Elle m’a dit que je venais en entretien avec les objectifs que j’avais identifiés de mon côté – son bac par exemple, qui à l’époque me préoccupait beaucoup. Sauf que ce n’était pas ce qui la préoccupait elle, et je ne le savais pas parce que je ne lui posais pas vraiment la question. J’avais l’illusion d’un minimum de réciprocité, mais c’était un leurre que j’ai entretenu. J’ai toujours prôné que je n’étais pas le sachant, mais je me suis positionnée comme telle. Maintenant, nous sommes complémentaires. J’apporte mes sujets, elle apporte les siens. »
L’on touche, à travers ces lignes, à ce qui est sans doute l’élément à la fois le plus essentiel et le plus difficile à obtenir à l’échelle d’une institution : un changement culturel dans la perception des enfants et jeunes protégés. Les voici reconnus non plus seulement comme objets de protection, mais en tant qu’acteurs sociaux, « c’est-à-dire en tant que sujets actifs et compétents capables de comprendre et de participer aux mondes sociaux dans lesquels ils vivent »[17]. Ainsi que le rappellent Elodie Faisca et Isabelle Lacroix, « l’empowerment significatif des jeunes sera possible quand ils seront perçus comme des agents actifs du changement dans leur propre vie, et non comme des bénéficiaires passifs des services de protection de l’enfance »[18] ; c’est bien ce que semblent avoir permis les projets Prospairs et TwinNet au niveau des participants.
Au niveau structurel, un impact relatif faute de relais
Renforcement du dialogue entre professionnels et jeunes ; meilleure compréhension réciproque des expériences des uns et des autres ; pour les enfants, meilleure appréhension des systèmes d’accompagnement et des contraintes institutionnelles qui peuvent peser sur les professionnels ; pour les professionnels, renouvellement des pratiques et « remise en sens » de leur action… Les bénéfices de la dynamique participative insufflée par les projets Prospairs et TwinNet sont nombreux pour les participants au projet, irradiant jusqu’au sein de certaines structures :
« Nous sommes en train de réfléchir à la façon dont on va pouvoir mettre en place un CVS [Conseil de la vie sociale] qui prenne véritablement en compte la parole des jeunes, sachant que l’on a une grande diversité de situations, de tranches d’âges et de dispositifs. On a eu des exemples concrets, via Prospairs et TwinNet, qui nous montrent qu’il y a des possibles. Lors d’un déplacement à Lille, j’ai vu les évolutions que cela permet : les jeunes se saisissent de ces espaces et les professionnels bousculent leurs pratiques via cette expérience. » Ronan Riopel, directeur du pôle hébergement Tremplins, Association Essor, Rennes.
Dans la région lyonnaise, la dynamique insufflée a été telle qu’elle se poursuit par l’organisation, le 27 juin 2025, d’un festival mêlant performances scéniques (chanson, théâtre, poésie…) et ateliers (activités, jeux, temps d’échange), pour questionner et partager des pratiques autour de la participation des jeunes à leur propre accompagnement en protection de l’enfance.
Ainsi, le projet a eu pour effet de redynamiser les instances de participation existantes dans certains établissements et de créer des dynamiques inter-associatives localement. Cependant, hormis ces exemples vertueux, le projet parait avoir eu un impact limité à l’échelon des pratiques professionnelles collectives, d’après le rapport d’évaluation du projet Prospairs (qui ne porte que sur la première phase). En cause : la difficulté pour les professionnels participants à transmettre et intégrer au sein de leurs structures une « expérience intrinsèquement personnelle », souligne le rapport d’évaluation, mais également le manque de soutien au niveau institutionnel sur le long terme, à la suite de changements stratégiques ou financiers. En outre, « les contraintes temporelles et la diversité des contextes et besoins des différentes structures impliquées a compliqué la création d’une stratégie commune », freinant l’appropriation collective des nouvelles pratiques insufflées dans le cadre de Prospairs.
Conclusion
« Quelque part, c’est la fin de notre histoire avec les Creai, et le début de notre histoire à nous. Cela va dépendre de nous les pros, des jeunes, et de nos institutions. » Adel, éducateur participant au projet TwinNet en région Auvergne-Rhône Alpes.
La participation est un changement culturel majeur pour les services et professionnels concernés, mais également pour des enfants et des jeunes marqués par des parcours de maltraitance et de négligence, peu habitués à prendre la parole et à ce que celle-ci soit entendue. « Il est important de considérer que « la voix », l’« opinion » ou le « point de vue » d’un enfant ne sont pas quelque chose de « prêt à extraire ». Les Enfants ont besoin de soutien pour construire leur opinion, la formuler et l’exprimer dans les espaces créés », soulignent les chercheuses Elodie Faisca et Isabelle Lacroix[19]. Aussi apparait-il nécessaire, « au sein des organisations développant des démarches participatives, de s’assurer que les acteurs qui s’engagent dans cette démarche disposent des moyens (matériel, temps, formation) de s’engager réellement dans les relations qu’elles supposent », complètent-elles – une préconisation également formulée par la Défenseure des droits[20].
Ce changement culturel profond pour les services mérite ainsi d’être soutenu et accompagné, notamment par la formation des professionnels. Cela peut également passer par la redynamisation d’espaces de participation existants tels que le Conseil de la vie sociale (CVS), la structuration de réseaux de pairs au niveau inter-associatif, ou la création de postes de pairs-animateurs au sein des structures – toutes choses sur lesquelles le Creai Bretagne a développé une expertise et peut proposer les formations et accompagnements méthodologiques adéquats.
Aussi, la participation ne se limite pas à un événement, un groupe de travail, une prise de parole. C’est un changement de paradigme qui est avant tout affaire de volonté politique collective. Il appartient aux directions de donner l’impulsion au sein de leur structure et de dégager temps et moyens à leurs équipes pour sortir, enfin, des incantations et faire de la participation une priorité et un principe fondamental d’action. Si le contexte actuel en protection de l’enfance pose de nombreux défis, l’impératif participatif peut être un chemin à prendre permettant de redonner du sens au travail social et répondre aux enjeux de l’attractivité des métiers du social[21].
Ainsi que le soulignent les chercheuses Elodie Faisca et Isabelle Lacroix, le portage politique et institutionnel revêt une importance capitale. Sans conviction et engagement fort – et sur le long terme – de la part des dirigeants d’association, mais aussi, plus largement, des élus et représentants de l’Etat jusqu’au plus haut niveau, toutes velléité individuelle et initiative ponctuelle – aussi bien intentionnées soient-elles – resteront vaines.
Alors, qui veut vraiment de la participation ?
*Le prénom a été changé
[1] Article 12. « 1. Les États parties garantissent à l’enfant qui est capable de discernement le droit d’exprimer librement son opinion sur toute question l’intéressant, les opinions de l’enfant étant dûment prises en considération eu égard à son âge et à son degré de maturité. 2. À cette fin, on donnera notamment à l’enfant la possibilité à être entendu dans toute procédure judiciaire ou administrative l’intéressant, soit directement, soit par l’intermédiaire d’un représentant ou d’un organisme approprié, de façon compatible avec les règles de procédure de la législation nationale ».
[2] Défenseur des Droits, Prendre en compte la parole de l’enfant : un droit pour l’enfant, un devoir pour l’adulte, 2020.
[3] Décision-cadre du Défenseur des droits n°2025-005 relative à la protection de l’enfance, 28 janvier 2025. Voir notamment l’alinéa 73.
[4] Lire à ce sujet l’étude PASSAJE – Les enjeux des “ sorties sèches ” de l’ASE en Bretagne : diagnostic régional relatif aux pratiques d’accompagnement vers l’autonomie. Rapport PASSAJE -CREAI V2.indd
[5] Conseil de l’Europe. Recommandation CM/Rec(2012)2 du Comité des ministres aux États membres sur la participation des enfants et des jeunes de moins de 18 ans. [en ligne]
[6] E. FAISCA et I. LACROIX, « Les conditions de réussite de la participation individuelle et collective des enfants protégés : quels enseignements pour les départements ? », in ONPE, Ecouter pour agir – La participation des enfants protégés, 2023.
[7] Défenseur des Droits, Prendre en compte la parole de l’enfant : un droit pour l’enfant, un devoir pour l’adulte, 2020.
[8] J. TALPIN, « Faut-il vraiment en finir avec la démocratie participative ? », Métropolitiques, 13 février 2025. URL : https://metropolitiques.eu/Faut-il-vraiment-en-finir-avec-la-democratie-participative.html DOI : https://doi.org/10.56698/metropolitiques.2129
[9] M. BICHON, L. DOUILLARD, S. DUPREZ, P. PIQUET, V. SIMON, M. VANDENEECKHOUTTE, EHESP, « Projet Prospairs. Etat des lieux, évaluation et perspectives », juin 2024.
[10] Une note de service interministérielle du 13 janvier 1984 définit ainsi les missions des CREAI : « Les CREAI ont pour mission principale d’être des lieux de repérage et d’analyse des besoins et d’étude des réponses à y apporter, des lieux de rencontre et de réflexion entre les élus, les représentants des forces sociales et ceux des administrations concernées, de fournir des analyses et des avis techniques aux décideurs, ainsi qu’aux gestionnaires des établissements et services. Ils ont, à cet égard, un rôle important à jouer comme outil technique au service des responsables de l’élaboration et de la mise en œuvre de la politique en faveur des personnes handicapées et inadaptées à l’échelon régional ».
[11]J. TALPIN et H. BALAZARD, « Community organizing : généalogie, modèles et circulation d’une pratique émancipatrice », Mouvements, 85(1), 2016. Pp 11-25. https://doi.org/10.3917/mouv.085.0011.
[12] Agevolando et Creai Bretagne, « TwinNet & Care leavers Network. Lignes directrices et bonnes pratiques internationales », 2025.
[13] M. LOISEL et N. RIO, Pour en finir avec la démocratie participative, Paris, Éditions Textuel, 2024.
[14] Voir la fiche formation in « Livre blanc du Haut conseil du travail social », 2023, p.171.
[15] M. LOISEL et N. RIO, Pour en finir avec la démocratie participative, Paris, Éditions Textuel, 2024.
[16] Agevolando et Creai Bretagne, « TwinNet & Care leavers Network. Lignes directrices et bonnes pratiques internationales », 2025.
[17] V. VINEL et F. ZALTRON, « Enfants acteurs, enfants agis : Les défis des études en sciences sociales sur l’enfance », Revue des sciences sociales, (63) : 17, 2020.
[18] E. FAISCA et I. LACROIX, « Les conditions de réussite de la participation individuelle et collective des enfants protégés : quels enseignements pour les départements ? », in ONPE, Ecouter pour agir – La participation des enfants protégés, 2023.
[19] E. FAISCA et I. LACROIX, « Les conditions de réussite de la participation individuelle et collective des enfants protégés : quels enseignements pour les départements ? », in ONPE, Ecouter pour agir – La participation des enfants protégés, 2023.
[20] Décision-cadre du Défenseur des droits n°2025-005 relative à la protection de l’enfance, 28 janvier 2025. Voir notamment l’alinéa 88.
[21] Livre blanc du travail social, 2023.